Je suis assise dans une salle de lecture de la Bibliothèque Nationale de France. Par la baie vitrée, j'observe les branches berçées par le vent du printemps. Dans le jardin intérieur, il y a un petit bois de pins, d’acacias, de bouleaux et de chênes dont j’arrive à apercevoir les cimes depuis les galeries vitrées. Entourant ce petit bois captif se dressent des édifices colossaux d' acier et de verre. Les salles de lecture sont reliées par de longues galeries avec quelques panneaux qui décrivent aux lecteurs et visiteurs avec force détails l’habitat « naturel » du nouvel écosystème aménagé au cœur du savoir national. Aux quatre coins de cet ensemble, des tours : la Tour des Nombres, la Tour des Lois, la Tour des Lettres et la Tour du temps. La pureté du dessin architectural souligne clairement la place accordée à la nature dans le temple national de la culture. Chaque spécimen du bois-jardin fait l'objet d'analyse, de classification et représentation graphique. Sa perception, néanmoins, est restreinte au sens de la vue. Un pan de verre sépare les lecteurs des arbres. Au sein de la culture occidentale, la nature occupe un espace symbolique central mais ambivalent, voire contradictoire. Plongées dans l'histoire, les raisons conditionnent encore notre vision du monde ainsi que celle de notre propre nature. Dans la tradition monastique médiévale, dont l'architecte s'est inspiré pour concevoir la Bibliothèque, le jardin du cloître occupait un lieu central métaphorique de l'âme humaine. Afin de devenir vertueuse, celle-ci devait être purifiée et libérée des passions terrestres, de même que le jardin a besoin de soins, d'arrosage et d'engrais avant de produire des fleurs et des fruits. On redoutait la nature dans son état originel, sauvage, comme lieu de temptations diaboliques et de dangers de toutes sortes. C'était le symbole du mal. A la Renaissance, l'humanisme a creusé davantage ce processus de séparation et domestication de l'homme naturel. Son principe cardinal était que la dignité humaine s'acquérait grâce à l'étude et la culture des lettres. Le perfectionnement de l'homme consistait à transformer sa présence dans le monde en un savoir sur le monde, c'est-à-dire à s'arracher définitivement de la création divine en faisant un objet d'étude depuis une distance verticale et dominatrice. De ce fait, le développement de la pensée scientifique pendant le siècle des Lumières s'est concentré à classer les éléments et les phénomènes et à expliquer les relations précises des êtres vivants entre eux et avec leur entourage. Il s'agissait en définitive d'introduire de l'ordre, d'isoler les éléments et de créer des divisions qui facilitaient l'intelligilibité de la nature. À partir de la révolution industrielle, avec les grandes transformations du système productif et la croissance exponentielle des échanges commerciaux, le capitalisme impose un concept purement instrumental et utilitaire du monde naturel. Les nouvelles découvertes ont pour but principal d'exploiter efficacement les ressources afin de permettre aux sociétés humaines de s'isoler de leur environnement et mener une existence selon des niveaux croissants de mobilité et de confort. Les conséquences écologiques de cette vision du monde sont connues de tous. Elles constituent l'héritage indésirable de l'anthropocentrisme et d'une vision dualiste qui remonte à l'apparition des religions monothéistes et patriarcales. Cette vision du monde, aujourd'hui largement mise à mal par les découvertes scientifiques, influence de manière décisive le regard que nous portons sur nous-mêmes et notre façon de communiquer avec autrui. Un exemple en est l'étrange relation que nous maintenons avec le représentant le plus proche de la nature, le corps. Il est certain que les avancées de la médicine ont réussi à prolonger l'espérance de vie. Nous souhaitons garder le corps le plus longtemps possible. C’est un impératif social de se garder en vie à tout prix et dans n'importe quelle circonstance, voire au-delà de la volonté personnelle. Néanmoins, les fluides et les émanations du corps nous dégoûtent, ses humeurs nous déconcertent. Nous ne le respectons qu'à moitié. Rien ne nous empêche d'interférer avec les processus naturels en ingérant toute sorte de substances toxiques et de médicaments avec des effets secondaires évidents. Nombre de personnes sont prêtes à passer par la salle d'opération afin d'effacer les effets du temps. On considère le viellissement comme une sorte de trahison personnelle dont les effets doivent être dissimulés, effacés ou retardés le plus longtemps possible pour se soumettre aux canons esthétiques dominants. On peut se demander également dans quelle mesure cette conception utilitaire et pragmatique du monde naturel n’a pas fait de nous, paradoxalement, des êtres de plus en plus domestiqués par des facteurs extérieurs, que ce soient des pouvoirs politiques, économiques, publicitaires ou plus récemment des algorithmes informatiques. Nous vivons confinés dans un milieu urbain sensoriellement hostile, conditionnés à être en relation avec les autres de manière de plus en plus virtuelle, ou franchement consumériste. Les pressions de la logique économique capitaliste nous obligent à vivre dans la bulle de l'intérêt individuel. Nous sommes en fin de compte des êtres dépossédés de notre propre nature, incapables d'écouter les signaux d'alarme du corps, avec une tendance à éviter les émotions inconfortables par la consommation de médicaments. La simple conscience du temps dans le corps nous ennuie et nous déconcerte. Pour nous échapper de notre présence nous sommes devenus accros aux écrans. Au lieu d'agir comme des êtres auto-poiétiques, c'est-à-dire en autocréation permanente en ayant la capacité pour nous adapter à notre milieu, nous nous comportons comme des esclaves de nos créations humaines. Bercés par l'automatisme et la fatalité, nous nous laissons traîner par les événements avec plus ou moins de résignation et de cynisme. Le temps presse. Le dépassement du dualisme entre culture et nature ne peut pas se limiter à la consommation de produits écologiques, à l'installation de potagers urbains sur les toits ou aux déplacements en vélo. Bien que toutes les initiatives de protection environmentale soient indispensables, bien qu'une transformation radicale de l'économie s'avère urgente, la crise existentielle de l'humanité exige de faire un pas de plus et démolir aussi les murs élevés par notre propre culture. Une intelligence incapable de réviser et de changer ses schémas comportementaux, peut-elle encore s'appeller intelligence ? Le but ultime de nos fières prothèses technologiques serait-il de calculer le moment exact de la destruction de notre espèce ? Nous vivons des temps extraordinaires. L'horizon de l'humanité se réduit. Le changement climatique annonce la destruction massive de croyances, valeurs, habitudes et référents. Il n'est seulement pas nécessaire de redéfinir la notion de nature comme communauté entre l'humain et le non-humain. Nous devons également surmonter l'épistémologie dominante d'une nature objective, inerte et extérieur, non pas uniquement sur les plans théorique ou politique, mais aussi physique et sensuel. Il nous faut réinventer nos liens avec la réalité qui est désignée par le mot nature et renouer avec nous-mêmes et notre essence. Nous devons nous réapproprier la liberté d'être nos propres créateurs et d'expérimenter la puissance de nos corps et de nos esprits. Il se fait tard. J'éteins l'ordinateur, je range mes livres. Sur le chemin vers la sortie je m'arrête devant un des panneaux d'information du jardin de la Bibliothèque. À côté d'une illustration d'un livre ancien médiéval, est indiquée l'étymologie du mot livre, «Liber, qui signifie le tissu végétal conducteur de sève situé sous l'écorce protectrice.»
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Elisa LamprosAncienne juriste et consultant en droit de l'environnement, la découverte du yoga Kundalini en 2004 m'a fait oser changer de chemin pour me consacrer à la littérature. Après la parution de mon premier roman en 2011 ("Desorientación" chez Caballo de Troya-Penguin Random House, sous le nom d' Elisa Iglesias) j'ai travaillé quelques années dans le domaine du journalisme et de l'activisme écologiste. Archives
Avril 2023
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