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Une des expériences les plus belles et révélatrices que la pratique du Kundalini m'ait apporté a été la découverte d'anahata - le chakra du cœur- comme un espace à la fois physique, émotionnel et spirituel. De nature intellectuelle, j'ai toujours eu tendance à m'accrocher aux concepts et aux explications basés sur le langage, en croyant que l'évolution spirituelle surviendrait par la compréhension. J'étais persuadée qu’en connaissant les secrets de la science yogique, je serai sauvée, ou pour le moins, je ne serai pas noyée dans les turbulences de notre époque pleine d'incertitudes et d'anxiété. Une attitude qui avait sûrement trait aux résidus de mon éducation conventionnelle, basée sur des valeurs patriarcales, compétitives et individualistes, qui réclament le besoin de dominer la situation. L'impératif du contrôle. Les vertus associées au cœur - l'amour, la douceur, la générosité, la compassion - étaient, dans mon for interieur, très importantes, indispensables. C'étaient des qualités que je devais cultiver, en tant que femme, pour réussir une vie digne et riche sur le plan affectif, mais en quelque sorte je les considérais comme des sacrifices, appartenant à un ordre moral en désaccord avec les valeurs sociales dominantes. C’étaient des valeurs intimes sans rapport à la force, et encore moins, à la libération. La pratique du kundalini et la vie elle-même m'ont montré que j'avais tort . Les kriyas et les méditations qui agissent sur le centre du coeur impliquent d'habitude un travail des bras particulièrement exigeant. Même si les postures sont simples, les résistances surviennent très rapidement. Aussitôt l'inconfort s'installe. Le visage se crispe, le teint rougit, les épaules deviennent tendues. On éprouve des sensations de douleur, de rage, de frustration et d’impuissance. Parfois, on revit des experiences négatives, voire traumatiques. L'ego se révolte. Ses ombres font surface. Sa survie semble clairement menacée. A ce moment-là la tentation de quitter la posture est impérieuse, imminente. Il faut une très grande présence d'esprit pour ne pas céder, une intention puissante et l'engagement total de l'énergie vitale (prana) apportée par le souffle. Et alors, l'alchimie commence. La pression physique génère de la chaleur psychique (tapas) qui réussit à acccélérer la fréquence vibratoire de la conscience. Le feu s'allume. Cette chaleur purificatrice agit littéralement comme une fusée qui fait sortir la conscience de la force magnétique terrestre. Et soudain, l'ego lâche. Plus de contrôle. Juste de l'acceptation. L'effort n'est plus nécessaire. La conscience expérimente l'unité avec tout ce qui est. Ce n'est plus la volonté mais la force créatrice de l'Univers qui tient la posture à notre place. C'est la béatitude. Nous avons tous entendu parler de l'interconnexion du vivant. L'unité primordiale. C'est une idée centrale du bouddhisme, de l’hindouisme, du taoïsme, du soufisme, du sikhisme et de bien d'autres traditions mystiques, qui est aussi soutenue par la nouvelle science. C'est une belle idée, rassurante, mais en fin de compte une idée, rien d'autre. Or, ressentir l'unité avec la matrice du vivant sur le plan physique - ne serait-ce que quelques secondes - est une expérience profondément transformatrice. On parvient à intérioriser dans le quotidien une verité universelle qui nous aide à abandonner la négativité de l'ego, à changer les schémas mentaux et à vivre en harmonie dans nos relations personnelles et communautaires. « Alors, le disciple demanda à son maître : Maître, le chemin que je dois parcourir pour atteindre la libération est-il très long ? Le maître était un homme qui parlait peu. Il a seulement levé la main en écartant le pouce et le petit doigt. Aussi long que cela, réponda-t-il. » La longueur indiquée par le maître, un empan, correspond exactement à la distance qu'il y a entre le centre du nombril et le centre du cœur. C'est-à-dire qu’elle represente l'évolution de la conscience qui mène de la volonté de pouvoir à la compassion. En ouvrant les portes du cœur dans le yoga et dans la vie on accède à la vraie liberté : la joie d'un amour universel et inconditionnel qui va au-delà des mots. Je suis assise dans une salle de lecture de la Bibliothèque Nationale de France. Par la baie vitrée, j'observe les branches berçées par le vent du printemps. Dans le jardin intérieur, il y a un petit bois de pins, d’acacias, de bouleaux et de chênes dont j’arrive à apercevoir les cimes depuis les galeries vitrées. Entourant ce petit bois captif se dressent des édifices colossaux d' acier et de verre. Les salles de lecture sont reliées par de longues galeries avec quelques panneaux qui décrivent aux lecteurs et visiteurs avec force détails l’habitat « naturel » du nouvel écosystème aménagé au cœur du savoir national. Aux quatre coins de cet ensemble, des tours : la Tour des Nombres, la Tour des Lois, la Tour des Lettres et la Tour du temps. La pureté du dessin architectural souligne clairement la place accordée à la nature dans le temple national de la culture. Chaque spécimen du bois-jardin fait l'objet d'analyse, de classification et représentation graphique. Sa perception, néanmoins, est restreinte au sens de la vue. Un pan de verre sépare les lecteurs des arbres. Au sein de la culture occidentale, la nature occupe un espace symbolique central mais ambivalent, voire contradictoire. Plongées dans l'histoire, les raisons conditionnent encore notre vision du monde ainsi que celle de notre propre nature. Dans la tradition monastique médiévale, dont l'architecte s'est inspiré pour concevoir la Bibliothèque, le jardin du cloître occupait un lieu central métaphorique de l'âme humaine. Afin de devenir vertueuse, celle-ci devait être purifiée et libérée des passions terrestres, de même que le jardin a besoin de soins, d'arrosage et d'engrais avant de produire des fleurs et des fruits. On redoutait la nature dans son état originel, sauvage, comme lieu de temptations diaboliques et de dangers de toutes sortes. C'était le symbole du mal. A la Renaissance, l'humanisme a creusé davantage ce processus de séparation et domestication de l'homme naturel. Son principe cardinal était que la dignité humaine s'acquérait grâce à l'étude et la culture des lettres. Le perfectionnement de l'homme consistait à transformer sa présence dans le monde en un savoir sur le monde, c'est-à-dire à s'arracher définitivement de la création divine en faisant un objet d'étude depuis une distance verticale et dominatrice. De ce fait, le développement de la pensée scientifique pendant le siècle des Lumières s'est concentré à classer les éléments et les phénomènes et à expliquer les relations précises des êtres vivants entre eux et avec leur entourage. Il s'agissait en définitive d'introduire de l'ordre, d'isoler les éléments et de créer des divisions qui facilitaient l'intelligilibité de la nature. À partir de la révolution industrielle, avec les grandes transformations du système productif et la croissance exponentielle des échanges commerciaux, le capitalisme impose un concept purement instrumental et utilitaire du monde naturel. Les nouvelles découvertes ont pour but principal d'exploiter efficacement les ressources afin de permettre aux sociétés humaines de s'isoler de leur environnement et mener une existence selon des niveaux croissants de mobilité et de confort. Les conséquences écologiques de cette vision du monde sont connues de tous. Elles constituent l'héritage indésirable de l'anthropocentrisme et d'une vision dualiste qui remonte à l'apparition des religions monothéistes et patriarcales. Cette vision du monde, aujourd'hui largement mise à mal par les découvertes scientifiques, influence de manière décisive le regard que nous portons sur nous-mêmes et notre façon de communiquer avec autrui. Un exemple en est l'étrange relation que nous maintenons avec le représentant le plus proche de la nature, le corps. Il est certain que les avancées de la médicine ont réussi à prolonger l'espérance de vie. Nous souhaitons garder le corps le plus longtemps possible. C’est un impératif social de se garder en vie à tout prix et dans n'importe quelle circonstance, voire au-delà de la volonté personnelle. Néanmoins, les fluides et les émanations du corps nous dégoûtent, ses humeurs nous déconcertent. Nous ne le respectons qu'à moitié. Rien ne nous empêche d'interférer avec les processus naturels en ingérant toute sorte de substances toxiques et de médicaments avec des effets secondaires évidents. Nombre de personnes sont prêtes à passer par la salle d'opération afin d'effacer les effets du temps. On considère le viellissement comme une sorte de trahison personnelle dont les effets doivent être dissimulés, effacés ou retardés le plus longtemps possible pour se soumettre aux canons esthétiques dominants. On peut se demander également dans quelle mesure cette conception utilitaire et pragmatique du monde naturel n’a pas fait de nous, paradoxalement, des êtres de plus en plus domestiqués par des facteurs extérieurs, que ce soient des pouvoirs politiques, économiques, publicitaires ou plus récemment des algorithmes informatiques. Nous vivons confinés dans un milieu urbain sensoriellement hostile, conditionnés à être en relation avec les autres de manière de plus en plus virtuelle, ou franchement consumériste. Les pressions de la logique économique capitaliste nous obligent à vivre dans la bulle de l'intérêt individuel. Nous sommes en fin de compte des êtres dépossédés de notre propre nature, incapables d'écouter les signaux d'alarme du corps, avec une tendance à éviter les émotions inconfortables par la consommation de médicaments. La simple conscience du temps dans le corps nous ennuie et nous déconcerte. Pour nous échapper de notre présence nous sommes devenus accros aux écrans. Au lieu d'agir comme des êtres auto-poiétiques, c'est-à-dire en autocréation permanente en ayant la capacité pour nous adapter à notre milieu, nous nous comportons comme des esclaves de nos créations humaines. Bercés par l'automatisme et la fatalité, nous nous laissons traîner par les événements avec plus ou moins de résignation et de cynisme. Le temps presse. Le dépassement du dualisme entre culture et nature ne peut pas se limiter à la consommation de produits écologiques, à l'installation de potagers urbains sur les toits ou aux déplacements en vélo. Bien que toutes les initiatives de protection environmentale soient indispensables, bien qu'une transformation radicale de l'économie s'avère urgente, la crise existentielle de l'humanité exige de faire un pas de plus et démolir aussi les murs élevés par notre propre culture. Une intelligence incapable de réviser et de changer ses schémas comportementaux, peut-elle encore s'appeller intelligence ? Le but ultime de nos fières prothèses technologiques serait-il de calculer le moment exact de la destruction de notre espèce ? Nous vivons des temps extraordinaires. L'horizon de l'humanité se réduit. Le changement climatique annonce la destruction massive de croyances, valeurs, habitudes et référents. Il n'est seulement pas nécessaire de redéfinir la notion de nature comme communauté entre l'humain et le non-humain. Nous devons également surmonter l'épistémologie dominante d'une nature objective, inerte et extérieur, non pas uniquement sur les plans théorique ou politique, mais aussi physique et sensuel. Il nous faut réinventer nos liens avec la réalité qui est désignée par le mot nature et renouer avec nous-mêmes et notre essence. Nous devons nous réapproprier la liberté d'être nos propres créateurs et d'expérimenter la puissance de nos corps et de nos esprits. Il se fait tard. J'éteins l'ordinateur, je range mes livres. Sur le chemin vers la sortie je m'arrête devant un des panneaux d'information du jardin de la Bibliothèque. À côté d'une illustration d'un livre ancien médiéval, est indiquée l'étymologie du mot livre, «Liber, qui signifie le tissu végétal conducteur de sève situé sous l'écorce protectrice.» Depuis quelque temps l'intérêt du grand public pour la spiritualité et notamment pour les philosophies et pratiques orientales connaît un grand essor. Ce n'est pas nouveau. Dans les années 60 avec les hippies, le début du New Age et le « supermarché spirituel » américain, l'Occident a connu une période de rupture entre deux époques. Un mode de vie et des conventions sociales avaient été fissurés et un autre commençait à se développer, la contreculture se mettait en place. Cette fissure a été quelque peu estompée pendant quelques décennies par l'essor économique et la mondialisation des années 90 rendus possibles grâce à l'usage massif des énergies fossiles. L'illusion d'une croissance économique illimitée imposait partout un style de vie occidental basé sur la consommation, la mobilité et le loisir. D'autre part, la prise de conscience sur les limites des écosystèmes a également progressé depuis les années 70, avec le premier rapport du Club de Rome « The limits to Growth » (1) qui a mis en évidence l'impossibilité d'une croissance permanente de la population et de la consommation dans une planète aux ressources limitées. Dès lors, les informations scientifiques ont démasqué les véritables conséquences du capitalisme: le changement climatique et l'effondrement des écosystèmes qui soutiennent la vie humaine sur la Terre. Malgré les évidences scientifiques et les alertes périodiques de certains organismes internationaux, les résistances à amorcer les changements dans le système productif, la mobilité et la consommation sont tenaces. Le doute sur la fiabilité des prévisions scientifiques a été efficacement répandu et financé par les secteurs économiques concernés, la contestation sociale a été stigmatisée ou réprimée. Pour la grand majorité de la population la biosphère reste encore une espèce de machine prévisible et contrôlable par la technologie, les cycles naturels de dégradation étant réparables et les matériaux remplaçables par de nouveaux investissements du capital. En effet, on préfère encore fantasmer sur de nouvelles révolutions technologiques plutôt que d’envisager de changer ses habitudes, l'inertie destructrice du système étant plus puissante que la raison et le bien commun. Malgré leur gravité, les problèmes environnementaux ne sont pas abordés par les media dans leur véritable dimension. D'autre part, l'action des pouvoirs publics se limite le plus souvent à des exercices de diplomatie plus ou moins cyniques et à des opérations de « com » politique. Néanmoins, après la crise économique de 2008, le climat social a commencé à évoluer. Les inégalités et les souffrances d’une grande partie de la population ont répandu la colère, la peur et la doute. Des menaces de toute sorte pèsent de plus en plus sur nos esprits. Nous partageons la sensation grandissante de perte de repères, de saut dans l'inconnu qu’il soit scientifique, politique, économique, social, moral ou matériel. Dans le même temps, les inerties et les contraintes de la vie quotidienne dont le rythme ne cesse de s'accélérer ne font qu'augmenter la pression psychologique. De même que nous ne parvenons pas à gérer le flux d'information généré par les nouvelles technologies dont l'usage semble nous assujettir plutôt que nous libérer. Dans ce contexte chaotique et ce vertige de la pensée, la quête de sens vital semble une conséquence tout à fait naturelle. De nouveaux imaginaires s'avèrent indispensables. Devant la perspective d'un effondrement de la civilisation, non seulement une nouvelle relation entre la nature et la culture s’impose mais encore des ressources psychologiques et philosophiques pour faire face à l'angoisse et la peur grandissantes deviennent indispensables. La quête spirituelle devient un besoin organique. L'un des effets les plus positifs de la mondialisation a été la divulgation de pratiques spirituelles et des savoirs traditionnels indigènes qui nous relient à la fois au corps et à la Terre. A présent, nous avons accès au patrimoine spirituel de l'humanité. Dans les grandes villes, l'échange inter-culturel est un fait que tout un chacun peut expérimenter de façon quotidienne. Malgré la banalisation et les distorsions inévitables, internet et les réseaux sociaux rendent également possibles - pour ceux qui sont prêts à faire le tri - un partage d'information exceptionnel à ce sujet. De nouvelles significations émergent et se répandent rapidement dans la conscience collective. L'asphyxie intellectuelle de l'ethnocentrisme européen, qui isolait l'homme de la nature comprise comme une pure extériorité à conquérir et à dominer, commence à être dépassée par ses propres découvertes. Le regard sur la matière de la nouvelle physique replonge dans la source des anciennes cosmologies. On commence à accepter qu'il n'y ait pas de coupure entre le moi et le non-moi. On (re)découvre la philosophie de non-dualité présente dans de nombreuses traditions religieuses en Orient et en Occident. On s'ouvre à une nouvelle perception qui fait vivre et agir l'individu dans une nature, une lumière, un espace, un temps et une trame de causes et d'effets qualitativement différents de ceux qui caractérisaient la vision conventionnelle du monde. Certes, la crise écologique est terrifiante par son ampleur, mais elle nous offre aussi un choix, sauter dans le gouffre abyssal ou s'acheminer vers un autre niveau de conscience. Albert Einstein l'a exprimé ainsi : « un être humain fait partie de la totalité que nous appellons l'Univers. Nous nous voyons ainsi que nos pensées et sentiments comme etant separés du reste. C'est une sorte d'illusion optique de la conscience. Cette illusion est comme une prison qui nous limite à nos désirs personels et à de l’affection pour nos proches. Notre tâche doit être de nous libérer de cette prison en élargissant notre cercle de compassion à toutes les créatures vivantes et à l'ensemble de la nature dans toute sa beauté. La véritable valeur d'un être humain est déterminée par la mesure et le sens de libération du soi qu'il a pu atteindre. Nous aurons besoin d’une manière de penser radicalement différente si l'humanité doit survivre ». Note- Les Limites à la croissance (dans un monde fini) (en anglais The Limits To Growth), également connu sous le nom de « Rapport Meadows », est un rapport demandé à des chercheurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT) par le Club de Rome en 1970, publié en anglais en 1972. |
Elisa LamprosAncienne juriste et consultant en droit de l'environnement, la découverte du yoga Kundalini en 2004 m'a fait oser changer de chemin pour me consacrer à la littérature. Après la parution de mon premier roman en 2011 ("Desorientación" chez Caballo de Troya-Penguin Random House, sous le nom d' Elisa Iglesias) j'ai travaillé quelques années dans le domaine du journalisme et de l'activisme écologiste. Archives |